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16 avril 2017

Zoom sur l'ouvrage « Prisons de France » (Farhad Khosrokhavar, 2016) 

Sociologue, directeur de l’Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l’homme et directeur d’études à l’EHESS, Farhad Khosrokhavar est l’auteur de « Prisons de France », ouvrage de référence de plus de 600 pages sur la prison paru fin 2016.

Cet ouvrage est le fruit d’une enquête exceptionnelle de 3 ans menée par ce sociologue dans 4 prisons françaises parmi les plus emblématiques : centres pénitentiaires de Fleury-Merogis et de Fresnes, maison d’arrêt de Lille-Séquedin et maison centrale de Saint-Maur.

L’originalité, le vif intérêt et la force de démonstration de « Prisons de France » reposent sur son approche de sociologie ouverte basée sur un nombre très important d’entretiens croisés auprès de personnes détenues, de surveillants, de personnels d’encadrement et divers intervenants pénitentiaires et extra-pénitentiaires (SPIP, médecins, aumôniers…) dont la parole forcément plurielle est largement restituée. Il en résulte un portrait vivant, complexe, illustré et passionnant du quotidien carcéral (relations surveillants-détenus, différents groupes sociaux en prison, place de l’Islam, radicalisation, ethnicité, troubles mentaux en détention, caïdat, occupation du temps, sexualité…).

Le livre s’ouvre sur les relations complexes, souvent conflictuelles et assez ambivalentes entre les détenus et les surveillants qui sont au cœur de la vie carcérale. Tout en dévoilant les tensions du quotidien en prison autour des enjeux du respect de la norme et du règlement, Farhad Khosrokhavar révèle la complexité des relations détenus-surveillants fondées tout à la fois sur des rapports de force et de dépendance, mais également sur la nécessaire recherche de compromis et d’ententes. Il souligne à quel point l’image des uns et des autres et l’amélioration de leurs conditions de détention et de travail sont liées, montrant que la société couvre d’opprobre à la fois les détenus « classes dangereuses » et les surveillants qui souffrent d’un « double rejet à la fois par les détenus qui les accablent d’injures et par la société qui perçoit leur métier sans prestige car au contact avec les catégories impures de la population ».

Le sociologue effectue ensuite une analyse détaillée des différents groupes sociaux parmi les détenus, de leurs représentations réciproques et de leurs relations. A partir de ses nombreux entretiens et observations, il établit ainsi une typologie selon 6 groupes sociaux : les « Blancs » de classe moyenne, les jeunes des cités (qui constituent jusqu’à la moitié de la population carcérale dans les prisons des grandes agglomérations), les musulmans (entre 40 et 60% des détenus), les « fous » (environ un tiers des détenus présentent des troubles mentaux), les étrangers en situation irrégulière et minorités visibles (Corses et Basques notamment), enfin le grand banditisme composé en particulier des braqueurs. A cette aune, il consacre un chapitre à l’ethnicité carcérale et aux relations souvent empreintes de suspicion et de mise à l’écart entre les différentes ethnies.

Spécialiste reconnu des phénomènes de radicalisation (cf son intéressant ouvrage « Radicalisation » paru en 2014), Farhad Khosrokhavar consacre plus d’une centaine de pages à la radicalisation en prison. Il précise que le nombre de radicalisés (entendus comme des islamistes radicaux) a décuplé dans les prisons françaises depuis la formation de l’Etat islamique en 2013-2014 : moins d’une vingtaine de détenus avant 2013, 213 en 2016, même si les radicalisés ne constituent qu’une infime minorité parmi les quelques 69000 détenus. L’auteur indique que la prison est seulement un moment dans une trajectoire globale de radicalisation et rappelle que la recherche ne permet pas d’affirmer la responsabilité exclusive de la prison dans la radicalisation (même si plusieurs terroristes comme Ahmedi Coulibaly ont été radicalisés lors de leur séjour en prison) par rapport notamment à l’influence d’internet et des réseaux sociaux, celle des groupes de pairs ou encore de mosquées radicalisées. Toutefois, à partir de nombreux témoignages et des observations qu’il a effectuées, il analyse les facteurs qui peuvent faciliter la radicalisation en prison : la mutation en djihadisme de la haine de la société nourrie d’un sentiment de profonde injustice sociale, le contact avec des détenus charismatiques radicalisés, le lien entre des prisonniers psychologiquement fragiles et des détenus en volonté de rupture, la prégnance du salafisme.

Le chapitre consacré au paysage diversifié des troubles mentaux en prison témoigne de ce que l’auteur appelle une « carcéralisation du soin psychique depuis 30 ans » donnant à voir la complexité de la gestion de ces situations et l’ « effet prison » sur les troubles mentaux.

Enfin, 2 chapitres à forte dimension humaine clôturent cette « somme » sur la prison en apportant un éclairage sur la sexualité, l’amour et le corps en prison et sur l’angoisse, l’ennui et l’humiliation dans un contexte marqué par une forte promiscuité. En exergue des nombreux témoignages, le sociologue indique que « la prison engendre un temps sui generis » et affirme qu’ « en prison, on dispose d’un temps dont on ne sait que faire et de pas assez de temps paisible pour vivre sans angoisse dans la quiétude ». A l’angoisse de l’attente (du procès, du transfert, des nouvelles de la famille, de la sortie) et à celle de l’inconnu (comment s’adapter au monde extérieur dont les repères se sont estompés ?), il oppose la curiosité infinie de certains détenus, leur investissement dans les études, la lecture, l’écriture, les activités socio-culturelles, le sport pour braver l’ennui, se maintenir en forme intellectuelle et physique, conserver les liens essentiels à la socialisation, préparer son retour à la vie libre. De ce panorama globalement sombre de la réalité des prisons d’aujourd’hui et de ce qu’elle révèle des maux de la société, une note d’espoir se niche dans cette capacité de résilience de certaines personnes incarcérées et dans la relation positive qu’elles peuvent entretenir avec certains personnels ou intervenants extérieurs.

Ce livre témoignage passionnant est utile en ce qu’il donne à voir la réalité de la prison dans sa complexité et sa diversité à partir de celles et ceux qui la vivent.

 

 

Eric Lenoir